V

Ce fut comme si un soleil immense, un million de fois plus grand que celui qui éclaire la Terre, envoyait un rayon de lumière palpitante dans le cosmos, défiant les fragiles barrières de l’espace et du temps, pour venir éclairer le champ de bataille. Et, le long de ce chemin de lumière créé par le singulier pouvoir du cor, s’avancèrent les majestueux Seigneurs de la Loi, sous des formes terrestres d’une beauté telle qu’Elric sentit son esprit chavirer. Contrairement aux Seigneurs du Chaos, ils ne montaient pas des bêtes saugrenues, mais avançaient d’un pas royal, magnifique assemblée vêtue d’armures claires comme des miroirs et de capes ondulantes frappées de l’unique flèche de la Loi.

À leur tête venait Donblas le Justicier, un sourire planant sur ses lèvres parfaites, portant à la main droite une épée droite et aiguë, pareille à un rai de lumière vive.

Elric se hâta de courir vers l’endroit où Crocs-de-Flammes l’attendait et pressa l’énorme reptile vers l’air gémissant.

Crocs-de-Flammes volait avec moins d’élan qu’avant, et Elric se demanda s’il était simplement fatigué, ou si l’influence de la Loi lui pesait, car il était après toute une création du Chaos.

Enfin il se retrouva aux côtés de Tristelune, et vit que les autres dragons volaient déjà vers l’ouest, sans doute sentaient-ils que leur rôle était achevé ici et retournaient-ils dormir dans leurs Cavernes.

Elric et Tristelune échangèrent un regard significatif, mais ne dirent rien, tant le spectacle qui s’offrait à eux était effrayant.

 

Du sein des Seigneurs de la Loi, jaillit une lumière aveuglante, et ils s’avancèrent lentement vers l’endroit où étaient assemblés Chardos le Moissonneur, Mabelode le Sans-Visage, Slortar l’Ancien et les autres Seigneurs du Chaos, prêts pour le grand combat.

Lorsque les Seigneurs Blancs passaient au milieu des créatures diaboliques et des hommes pollués qui s’étaient alliés à elles, la horde démoniaque reculait en hurlant et ceux que la lumière touchait s’écroulaient. Tout ce rebut fut nettoyé sans le moindre mal, mais il restait à faire face aux puissances réelles, sous la forme des Ducs de l’Enfer et de Jagreen Lern.

Bien qu’à ce stade les Seigneurs Blancs fussent à peine plus grands que des êtres humains normaux, ils semblaient les réduire à des proportions insignifiantes ; Elric, observant la scène des hauteurs où il se trouvait, ne se sentait guère plus grand qu’une mouche. Ce n’était pas tellement leur taille qui produisait cet effet, mais le sentiment d’immensité qui semblait les accompagner.

Porté par les ailes lasses de Crocs-de-Flammes, il fit le tour de la scène. Autour de lui, les sombres nuages s’infusaient maintenant de nuées claires et douces.

Les Seigneurs de la Loi arrivèrent face à leurs ennemis, immémoriaux, et Elric entendit la voix de Donblas s’élever jusqu’à lui :

— Ô Vous du Chaos ! Vous avez défié la loi de l’Équilibre Cosmique en cherchant à dominer cette planète. Le Destin vous refuse cela, car la vie de la Terre se termine et elle doit renaître sous une forme nouvelle où votre influence sera limitée.

Une voix douce et moqueuse s’éleva des rangs du Chaos, celle de Mabelode le Sans-Visage :

— Vous êtes bien présomptueux, frère. Le sort de la Terre n’est pas encore joué. Seule notre rencontre en décidera. Si nous sommes vainqueurs, le Chaos régnera. Si vous réussissez à nous bannir, la mesquine Loi qui ferme la porte aux possibilités aura le dessus. Mais nous vaincrons, n’en déplaise au Destin !

— Alors, tranchons la question, répliqua Donblas. Elric vit les resplendissants Seigneurs de la Loi avancer vers leurs sombres adversaires.

 

Le ciel lui-même fut ébranlé, l’air hurla, et l’équilibre de la Terre fut rompu. Les petits êtres encore en vie s’enfuirent de la scène du conflit, et un son modulé, qui paraissait tiré d’une harpe à mille cordes, s’éleva du sein des dieux affrontés.

Elric vit Jagreen Lern quitter les rangs des Ducs de l’Enfer, et s’éloigner sur son coursier, dans sa flamboyante armure écarlate. Sans doute se rendait-il compte qu’il allait payer le prix de son impertinence.

Elric fit plonger Crocs-de-Flammes et dégaina Stormbringer, hurlant au Théocrate en fuite des paroles de défi.

Jagreen Lern leva les yeux, il ne riait plus, maintenant et poussa sa monture au grand galop. Puis il aperçut ce qu’Elric avait déjà vu : il chevauchait vers un mur brumeux fait de flammes noires et pourpres, gaz en feu cherchant dans une danse frénétique à échapper à l’atmosphère terrestre. Jagreen Lern arrêta son cheval, prit la hache de guerre qu’il portait à la ceinture, puis leva son bouclier incandescent qui, comme celui d’Elric, était à l’épreuve des armes magiques.

Le dragon se posa lourdement à quelques pas du Théocrate toujours monté sur son répugnant cheval sans poils, et attendit avec fatalisme l’attaque d’Elric. Peut-être sentait-il que leur combat refléterait l’affrontement divin, et que l’issue de l’un déciderait de l’issue de l’autre ? En tout état de cause, il s’abstint de ses rodomontades habituelles et attendit en silence.

Se souciant peu de savoir si Jagreen Lern avait l’avantage ou non, Elric mit pied à terre et parla au dragon dans son langage ronronnant :

— Retourne, maintenant, Crocs-de-Flammes. Va avec tes frères ! Que nous soyons vainqueurs ou vaincus, ton rôle est achevé.

Tandis que Crocs-de-Flammes tournait son énorme tête vers le visage d’Elric, un autre dragon atterrit à quelque distance et Tristelune en descendit, puis avança vers la mouvante brume rouge et noir.

— Je n’ai besoin d’aucune aide, Tristelune, lui cria Elric.

— Je sais, mais je me réjouirai de vous voir prendre sa vie et son âme !

Elric se tourna vers Jagreen Lern, qui était demeuré impassible.

Les ailes de Crocs-de-Flammes battirent et il s’éleva dans les airs. L’autre dragon le suivit et ils disparurent rapidement au loin.

Le bouclier levé et l’épée au poing, Elric avança à grands pas vers le Théocrate. Ce fut avec étonnement qu’il le vit descendre de sa grotesque monture et la renvoyer d’une claque sur la croupe.

Debout, légèrement courbé, une épaule plus haute que l’autre, son long visage dur et tendu, ses yeux ne quittaient pas l’albinos qui venait vers lui. Un sourire d’attente fit tressaillir ses lèvres, et une lueur mauvaise passa dans son regard.

Elric s’arrêta juste avant d’arriver à portée.

— Jagreen Lern, êtes-vous prêt à payer les crimes que vous avez commis contre moi et contre le monde ?

— Payer ? Crimes ? Vous me surprenez, Elric ; je vois que vous assumez l’attitude moralisante de vos nouveaux alliés. Au cours de mes conquêtes, j’ai dû éliminer quelques-uns de vos amis qui s’étaient mis en travers de mon chemin. Mais c’était inévitable. J’ai fait ce que j’avais à faire, et si je suis vaincu maintenant, je n’en éprouverai aucun regret, car c’est une émotion stupide et dénuée de la moindre utilité. Triompherez-vous si vous parvenez à m’abattre ?

Elric secoua la tête.

— Ma vision de la vie a changé, en effet, Jagreen Lern. Mais nous, les Melnibonéens, avons toujours été particulièrement vindicatifs, et j’ai soif de vengeance.

— Maintenant, je vous comprends mieux. (Jagreen Lern se redressa et leva sa hache dans une position défensive.) Je suis prêt !

Elric bondit sur lui. Stormbringer fendit l’air en hurlant et s’abattit à trois reprises sur le bouclier incandescent avant que Jagreen Lern tente de percer sa défense, mais sa hache fut arrêtée net par le Bouclier du Chaos ; il réussit toutefois à égratigner l’épaule de l’albinos.

Leurs deux boucliers se rencontrèrent et Elric pesa de tout son poids sur le sien pour tenter de faire reculer le Théocrate, tout en frappant à l’aveuglette par-dessus les boucliers.

Ils restèrent un long moment dans cette position, aucun des adversaires ne parvenant à faire reculer l’autre ; le sol semblait s’effondrer sous leurs pieds, tandis que de tous côtés s’élevaient des colonnes colorées semblables à une monstrueuse floraison.

Puis Jagreen Lern se dégagea en faisant un saut en arrière. L’albinos bondit et le frappa au genou, mais son épée fut déviée au dernier instant, et il dut se jeter violemment de côté, car au même instant la hache s’abattait sur lui. Emporté par la force de son coup, le Théocrate vacilla. Elric bondit en avant et lui donna un violent coup de pied au creux des reins. Jagreen Lern s’étala de tout son long et, tentant de faire plusieurs choses à la fois, perdit et sa hache et son bouclier qui allèrent rouler sur le sol. Elric posa le pied sur la nuque de son adversaire, l’empêchant de se relever. Stormbringer, suspendue au-dessus du vaincu, gémissait avidement.

Jagreen Lern parvint à se retourner et regarda Elric. Il était devenu très pâle, et ne cessait de fixer l’acier noir de la lame runique. Il parla d’une voix étranglée :

— Achève-moi donc ! Il n’y a pas place pour mon âme dans toute l’éternité… seules les limbes m’attendent. Achève-moi !

Elric allait permettre à Stormbringer de plonger dans le cœur de son ennemi lorsqu’il la retint, non sans difficulté. L’épée démoniaque rugit de frustration et se débattit dans sa main pour se libérer.

— Non, dit Elric lentement, je ne veux rien de toi, Jagreen Lern. Je ne tiens pas à polluer mon être en le nourrissant de ton âme. Tristelune ! cria-t-il à son ami, qui arriva en courant. Tristelune, prête-moi ton épée.

Silencieusement, le petit homme d’Elwher obéit. Elric rengaina Stormbringer malgré sa résistance, lui disant :

— Voilà… C’est la première fois que je t’empêche de te nourrir. Je me demande bien ce que tu vas faire maintenant ?

Puis, prenant la lame de Tristelune, il entailla profondément une des joues de Jagreen Lern. La plaie béante s’emplit lentement de sang.

Le Théocrate hurla :

— Non, Elric, non ! Tue-moi !

Avec un sourire distrait, Elric taillada l’autre joue.

Tordant son visage sanglant, Jagreen Lern continuait à le supplier de le tuer, mais Elric, sans quitter son sourire vague et à peine conscient, lui dit d’une voix doucereuse :

— Tu voulais imiter les Empereurs de Melniboné, hein ? Tu t’es moqué d’Elric, le dernier de leur lignée, et tu l’as torturé. Tu as enlevé sa femme, puis tu as transformé son corps en une chose répugnante et infernale, comme tu l’as fait depuis avec ce monde entier. Tu as massacré les amis d’Elric et tu lui as lancé d’impertinents défis… Mais tu n’es rien, tu es une non-entité, un jouet plus que je ne le fus jamais. Et maintenant, avorton, vois comment, du temps de leur splendeur, les Melnibonéens s’amusaient avec de vulgaires parvenus comme toi !

 

Jagreen Lern mit une heure entière à mourir, et encore ne fut-ce que parce que Tristelune supplia Elric d’en finir.

Elric lui rendit sa lame souillée après l’avoir essuyée à un lambeau déchiqueté de la robe du Théocrate. Il regarda le corps mutilé et le repoussa du pied. Puis, il tourna son regard vers le lieu où les Seigneurs d’En Haut s’affrontaient.

Il était fort affaibli par le combat ainsi que par l’énergie qu’il avait du dépenser pour remettre Stormbringer dans son fourreau, mais il oublia sa fatigue en regardant avec émerveillement la gigantesque bataille.

Tout en conservant leur forme humaine, les Seigneurs de la Loi et du Chaos avaient perdu leur masse terrestre et étaient devenus d’immenses silhouettes brumeuses, géants à demi irréels, se battant dans les airs aussi bien que sur terre. Se dressant, gigantesque, sur la ligne d’horizon, il vit Donblas le Justicier engagé dans un combat singulier avec Chardros le Moissonneur, leurs contours mouvants et imprécis maniant la rapide épée et la grande faux recourbée.

Ne pouvant intervenir, ignorant quel côté avait le dessus, Elric et Tristelune se contentèrent de regarder la bataille dont l’immensité croissait au fur et à mesure que les manifestations terrestres des dieux se dissolvaient. La lutte ne faisait pas rage seulement sur Terre, mais apparemment sur tous les plans du cosmos ; parallèlement à cette transformation, la planète elle-même semblait perdre sa forme, et les deux compagnons en vinrent à dériver dans un mélange tourbillonnant d’air, de feu, de terre et d’eau.

La Terre s’était dissoute, et pourtant, c’était pour elle que les Seigneurs d’En Haut continuaient à se battre ! Seule la matière de la Terre subsistait, mais non sa forme. Ses éléments existaient toujours, mais leur forme future n’était pas encore décidée. La bataille continuait. Les vainqueurs auraient le privilège de remodeler la Terre.

Stormbringer
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